Une seule petite carte pour une vie entière

Et si ce petit coin paumé parfaitement banal autour de chez vous était en fait plein d’aventures, de vie sauvage, de surprises, de nouvelles perspectives — à condition d’aller y faire un tour et d’observer ?

Traduction de l’essai d’Alastair Humphreys, A Single Small Map Is Enough For A Lifetime, publié le 23 janvier 2024 sur Noemamag et traduit en janvier 2025 pour une lecture partagée lors d’un atelier lecture à haute voix informel qui a eu lieu en février.

« Instructions pour vivre une vie :
Prêtez attention.
Soyez étonné.
Racontez-le. »

— Mary Oliver

« Au bout du compte, je pense qu’une seule chaîne de montagne est assez d’exploration pour une vie entière. »

— Rickey Gates

Durant plus de 20 ans, ma chose préférée a été de laisser ici derrière moi, avec toutes ses attaches et ses routines. Prendre la route et me frayer un chemin vers là-bas. Je deviens agité si je reste sur place pendant trop longtemps. J’ai eu la chance de faire un tour du monde à vélo, ramer et naviguer dans l’Atlantique, randonner à travers tout le sud de l’Inde et faire des treks à travers la glace de l’Arctique et les sables de l’Arabie. Une rotation du globe et me voilà reparti sur les routes. La maison c’était uniquement pour la famille, les amis et la vraie vie, pas pour l’exploration et l’aventure.

Cependant, mon approche a changé, comme pour beaucoup de gens. Avec le chaos climatique, je ne peux plus justifier de prendre l’avion d’un coin à l’autre du globe juste pour m’amuser, de brûler du kérosène et cracher du CO2 pour des selfies. Cela semble parfaitement inapproprié d’écrire des livres pour encourager les gens à sortir et explorer. Si j’aime les endroits sauvages à ce point, j’ai commencé à me demander : suis-je prêt à ne pas aller les visiter pour aider à les préserver ?

S’envoler vers des contrées lointaines reste toujours un luxe rare. Seule une très faible minorité des habitants de cette planète montent dans un avion chaque année ; seulement 1 % d’entre nous prend la moitié de tous les vols. Comment permettre à davantage d’entre nous de profiter les paysages sauvages et des bénéfices physiques et mentaux d’être dans la nature, sans que cela nous coûte notre planète ?

J’ai commencé à écrire à propos des « microaventures » il y a plus d’une décennie : encourager les gens à faire des sorties vélo sur un week-end, des bivouacs et des baignades sauvages proches de chez eux. Les grandes aventures ne devraient pas être réservées aux gens qui ont l’argent et le temps de traverser des continents. Et les endroits sauvages ne devraient pas non plus être réservés aux quelques chanceux qui ont des parcs nationaux sur le pas de leur porte, ou qui ont la liberté (généralement restreinte par leur genre, origine, et autres facteurs) de partir à l’aventure.

La vie de famille a également restreint mes propres expéditions ces dernières années, en même temps qu’elle ajoutait bien sûr de nombreux plaisirs. La joyeuse routine de garde d’enfants et de corvées sans fin nous a installés dans un coin moins aventureux des bois que je n’aurais jamais imaginé pour moi-même, en marge d’une ville dans un paysage sans prétention, nappé par une lueur de lumières de lampadaires et un bruit de fond de routes passantes.

C’est une étrange terre entre deux mondes : il y a des champs, mais aussi des usines. Il y a des villages et des fermes, des voies ferrées et des tours d’immeubles. Je n’aime pas ça. Mais ma famille l’aime bien et je les aime. C’est une raison suffisante. Je préfère vivre dans leur monde plutôt que seul dans le mien. Malgré cela, j’ai développé une tendance à blâmer la région pour la plupart de mes frustrations, malgré la conscience du paradoxe du paradis : la fausse croyance qu’un endroit parfaitement photogénique va résoudre tous vos problèmes.

« J’espérais y voir des choses que je n’aurais pas rencontré autrement. Je décidais de tout considérer comme digne d’intérêt. »

Je ressentais le besoin de réconcilier mon enthousiasme pour l’exploration avec mon environnement irrémédiablement banal. Un matin que je posais un lourd panier à linge sur une pile de devoirs étalés sur la table de la cuisine, tout en mettant une pile de bols de céréales abandonnés au lave-vaisselle, je me demandais : et si ce bout d’Angleterre banal était en fait plein de surprises si je prenais seulement la peine de sortir pour aller voir ? Peut-être que les choses après lesquelles j’avais couru de l’Inde à l’Islande, aventure, nature sauvage, surprises, silence et nouvelles perspectives, se trouvaient ici aussi ?

La première étape fut de trouver une carte. Ordnance Survey, l’agence nationale de cartographie de Grande-Bretagne, divise le pays en 403 cartes « Explorateur » à l’échelle 1:25000, où 1 km de territoire représente 4 centimètres sur la carte. On peut commander une carte personnalisée, avec sa propre maison au centre. J’ai donc visité le site de l’O.S., centré sur l’endroit où je vis et cliqué sur « Commander ».

Quelques jours plus tard, j’ai été à la rencontre du facteur et je me suis empressé d’emmener l’enveloppe de l’autre côté du jardin jusqu’à une vieille buche à l’extérieur de ma remise, où j’ai pu étaler la carte. Déplier une carte est un rituel qui marque le début de tous les bons voyages.

J’ai passé la main sur le papier pour écraser ses plis. Elle représentait une zone qui faisait au total 20 km carrés, un endroit minuscule. La carte était divisée en une grille de 400 carrés, tracés en bleu clair – d’un kilomètre carré chacun. Je pourrais faire le tour du périmètre de n’importe quel carré à pied en à peu près une heure.

Je décidais que chaque semaine, je partirais explorer un de ces carrés en détail, en faisant mon possible pour tout y voir, parcourir à pied ou à vélo chaque chemin et chaque rue, et apprendre autant qu’il me serait possible en cheminant. Je voulais que ma découverte soit le fruit du hasard, pas commandé par mes préférences. J’espérais y voir des choses que je n’aurais pas rencontrées autrement. Je décidais de tout considérer comme digne d’intérêt. Le regretté Terry Pratchett avait donné un jour une conférence sur « l’importance de s’étonner d’absolument tout », ce qui m’avait semblé comme un bon intitulé pour ma mission.

« Il y a en fait une sorte d’harmonie qui se peut découvrir entre les possibilités du paysage, à l’intérieur d’un cercle d’un rayon de dix miles, en d’autres termes les limites d’un après-midi de marche, et les quelque soixante-dix années d’une existence humaine. Cela ne vous deviendra jamais complètement chose familière.. »

— Henri David Thoreau (De la Marche, traduction Thierry Gillybœuf)

J’ai étudié ma carte pendant un moment et j’ai fini par trouver ce qui paraissait être son carré le plus ennuyeux : aucune route, ni maisons ou rivières, juste un simple sentier, un étang et le léger relief d’une ligne de niveau solitaire. Ici, semblait-il, ne se trouvait rien du tout, soigneusement entouré par ses lignes bleues bien nettes.

C’était l’endroit idéal où commencer.

J’ai plié ma carte et je suis parti pour aller voir ce rien du tout.

Un moment plus tard, ma voiture était tractée hors d’un fossé par deux ouvriers du bâtiment. Ils furent trop polis pour me dire l’abruti que j’étais. J’avais repéré leur pick-up pour leur demander de l’aide quand ma roue avant avait passé le bord du macadam pour finir dans le vide caché par la haie de bord de route le long de laquelle j’essayais de me garer. Tandis que leur moteur tournait et que des morceaux de ma voiture s’écrasaient, se fissuraient et tombaient par terre, je me dis que j’étais venu ici pour trouver de nouvelles aventures, alors c’était peut-être un bon début ?

Après avoir remercié ces messieurs, je me suis détourné de ma voiture, et me suis faufilé à travers une barrière destinée à empêcher les motards de circuler, puis j’ai escaladé un bloc de béton recouvert de graffiti. Je n’avais jamais emprunté ce chemin auparavant.

Quelqu’un avait planté une rangée de jeunes arbres le long de la clôture métallique, attachés par une ficelle bleue. Qui avait pu faire ça ? Pourquoi s’être donné autant de peine ? Il n’y avait ici aucune maison, et il faudrait attendre au moins une décennie avant que les arbres ne ressemblent à quoique ce soit.

Juste après un emballage de hamburger jeté par terre, un sentier coloré et parsemé de feuilles s’étendait dans la brume sous une voûte lugubre d’arbres détrempés. L’automne faisait place à l’hiver. On était au début du mois de novembre, nous venions d’entrer dans la moitié sombre de l’année, selon l’ancien calendrier celtique. Mon souffle s’éleva dans l’air et je sentis mes doigts gelés dans mes gants.

Les celtes marquaient le passage de l’année avec quatre festivals du feu à mi-chemin entre chaque équinoxe et chaque solstice. Samhain était le plus important et permettait de souhaiter la bienvenue aux mois sombres de l’hiver. Les gens appréhendaient de voir le soleil diminuer et allumaient des feux pour l’aider dans sa traversée des cieux. Les célébrations de Samhain, à la fin des récoltes, étaient des fêtes tapageuses accompagnées de plats fastes, de beuveries et de sacrifices de bétail. On sculptait des lanternes dans les navets, éclairés de l’intérieur par des charbons ardents.

Certains allumaient le feu de leur foyer en allant chercher une flamme du grand feu de bois collectif. À cette période de l’année, croyaient-ils, la frontière entre notre monde et celui des esprits s’efface, rendant possibles des interactions entre les deux. Les jours toujours plus sombres apportaient inquiétude et présages quant aux mois de famine à venir et à la proximité d’un royaume surnaturel plus proche. Les feux et les réjouissances devaient alors être un répit enivrant.

Une fois que je mets un mot sur quelque chose, comme une espèce d’oiseau ou d’arbre, j’ai l’impression de le voir revenir à moi plus souvent, et j’ai aussi tendance à l’apprécier davantage parce que je connais le mot. Comme l’a écrit Robert Macfarlane dans « Landmarks » : « Un déficit de langage mène à un déficit d’attention. Au fur et à mesure que nous réduisons notre capacité à nommer, décrire et figurer des aspects particuliers de nos lieux, notre capacité à comprendre et à imaginer de possibles relations avec la nature des non-humains s’amenuise en conséquence ».

Être attentif était ce que mes professeurs me rappelaient constamment de faire dans ce qui semblait être à l’époque des leçons d’école atrocement ennuyeuses. Aujourd’hui, je me promène dans un petit carré sur une carte, apprenant sur le tard à être plus observateur, à combler certaines de mes lacunes à grand renfort de recherches et d’apps.

L’application Seek, par exemple, utilise une sorte de magie vaudou incompréhensible pour identifier plantes et créatures. J’ai pointé mon téléphone sur un roseau commun, me demandant quelle sagesse les dieux savants de l’IA allaient me délivrer. J’avais vu des roseaux un nombre incalculable de fois, mais je ne connaissais pas leur nom officiel. Seek me répondit : « roseau commun » !

Mais l’échelle de sa taxonomie attira mon attention. Famille : herbes. Classe : monocotyledones. Règne : plantes. Domaine : eukaryotes. L’immensité tentaculaire de la vie, trop complexe pour qu’on la perçoive en intégralité, avait été ordonnée, rangée et simplifiée pour cette simple plante qui se trouvait devant moi : Phragmites australis.

Je me tenais debout là sur un chemin humide au-dessus de profondes couches de roches sédimentaires de la fin du Mésozoïque et du Cénozoïque, à contempler un simple roseau, parmi tant d’autres. Emerveillé, je pouvais entrevoir le lien entre l’observation quotidienne et la curiosité qui débouche sur une exploration plus large du cosmos.

Des questions commençaient à fuser. Qui était venu dans cet endroit isolé pour tracer un graffiti aussi mauvais, et pourquoi ? Qui avait fait l’effort de gravillonner ce petit chemin jusqu’à un banc, de couper les branches pour délimiter le chemin ? Celui qui avait fabriqué ce banc à partir de deux troncs de bouleau et une planche épaisse ? Était-ce la même personne qui avait pris la peine de déposer un lit de copeaux de bois au sol, copeaux de bois dont je pouvais voir qu’ils avaient donné naissance à des champignons bruns et tordus ?

J’essuyai le banc avec ma manche, m’assis et cherchai mon thermos de café dans mon sac à dos. Je rabattis ma capuche sur mon bonnet en laine et bus une gorgée. Mon cerveau bourdonnait. Je fixais le brouillard. Pourquoi, me demandais-je, celui qui a construit ce banc l’a-t-il placé juste en face d’un enchevêtrement de ronces et d’un énorme pylône électrique ?

C’est alors que j’aperçus une petite plaque inscrite dédiée à Brian : « un infatigable militant du canal ». Je réalisais que je regardais tout cela du mauvais angle. Je me retournais. Ce que j’avais considéré comme un fossé stagnant était en fait un canal envahi par la végétation qui avait commencé à être restauré. Le long de ses berges se dressaient de hauts joncs tels des hotdogs plantés sur des bâtons, des roseaux plumeux, des baies d’aubépine rouge sang et une clôture de sécurité barbelée.

Ce n’était pas exactement le paradis, mais j’avais une vue encadrée de la nature, de l’histoire, de la conservation et de la communauté, tout cela réuni. Le banc de Brian, et les efforts qu’il avait déployés pour prendre soin de celui-ci, m’aidèrent à chérir cette vue à mon tour.

« Ce n’était pas exactement le paradis, mais j’avais une vue encadrée de la nature, de l’histoire, de la conservation et de la communauté, tout cela réuni. »

À ce moment, un homme, la cinquantaine, descendit le chemin du canal, équipé d’une tenue haute visibilité réfléchissante, sur son vélo aux pneus presque à plat. La voix granuleuse et grave de Tom Waits s’échappait du guidon de son vélo et l’homme chantait en passant sans faire attention à moi :

I never saw the morning ’til I stayed up all night.
I never saw my hometown until I stayed away too long.

Il y eu peu de mouvement ou de chant d’oiseaux dans l’air pendant que je finissais mon café. Juste le son des chariots élévateurs dans la zone industrielle au-delà du canal, les bip-bip des camions qui faisaient marche arrière, le son d’un train qui passe au loin. La nature semblait soumise dans le brouillard matinal.

Ça paraît ridicule à admettre, mais je n’avais alors même pas encore pénétré dans mon premier carré de la grille. Il se trouvait de l’autre côté du canal, qui était bien trop large pour être sauté. Je revenais sur mes pas pour essayer un autre passage. Marchant à nouveau le long du sentier, je ramassais le papier d’emballage de burger que j’avais enjambé plus tôt.

Je me suis faufilé dans l’espace étroit entre des buissons et une clôture grillagée pour suivre un petit sentier, en prenant soin de ne pas déchirer mon manteau, puis j’ai suivi la piste jusqu’à ce qu’un poteau de clôture qui était tombé m’offre une ouverture. J’enjambai l’enchevêtrement de fil de fer et de grillage et descendis une pente boisée jusqu’à une piscine d’eau stagnante verdatre. La surface était couverte de lentilles d’eau, une plante minuscule à croissance rapide qui, je l’appris plus tard, était testée aux États-Unis comme traitement des eaux usées.

C’était paisible par ici, au milieu des buissons d’aubépine : un no man’s land jonché de canettes de Carlsberg Export, coincé entre une ligne de chemin de fer, une zone indus’, des marais et un champ de tir du ministère de la Défense. Personne ne savait que j’étais ici. Personne que je connaissais n’étais jamais venu ici. Pourquoi quelqu’un viendrait-il ?

J’ai remué l’étang avec un bâton et ses mystères nauséabonds sont remontés des profondeurs noires en grosses bulles. J’ai cueilli une pomme sur un arbre près de la voie ferrée et l’ai glissée dans mon sac à dos. Puis j’ai grimpé dans un champ et traversé une herbe humide haute jusqu’aux genoux, au milieu de ce que Seek m’avait indiqué être des fleurs jaunes de linaire commune et des chardons violets ornés de gouttelettes de rosée et de fils de toile d’araignée soyeuse.

Je me suis dirigé vers les prairies de pâturage, autrefois un marais, qui constituent aujourd’hui l’essentiel de ce carré « vide » de ma carte. D’énormes pylônes électriques à haute tension avançaient en rangs, et le ciel gris était strié de câbles reliant une ancienne centrale à charbon située sur la côte. La cheminée de 200 mètres de haut avait acquis une certaine notoriété il y a quelques années lorsque des manifestants l’avaient escaladée pour écrire un message à l’attention du Premier Ministre de l’époque, Gordon Brown. Ils n’avaient réussi qu’à inscrire un colossal « GORDON » avant d’être arrêtés et convoqués au tribunal. Ils avaient reconnu avoir tenté de mettre la centrale à l’arrêt, arguant que cet acte de sabotage permettrait d’éviter un réchauffement climatique supplémentaire.

Personne n’avait encore invoqué cet argument dans une défense pour « motif légitime », affirmant ainsi avoir agi avec une justification légale pour protéger la vie. Un leader inuit avait soutenu les activistes, expliquant que le changement climatique affectait son mode de vie. Le New York Times avait relayé l’histoire, inscrivant l’acquittement final sur la liste annuelle des idées influentes ayant changé des vies. Plus tard, la centrale fut mise hors service et son immense cheminée dynamitée.

« Personne ne savait que j’étais ici. Personne que je connaissais n’étais jamais venu ici. Pourquoi quelqu’un viendrait-il ? »

Ici dans la prairie sous les lignes à haute tension, le terrain était étonnamment plat. Je pouvais voir au loin une digue surélevée qui protégeait le marais de la large rivière qui s’étendait en éventail vers un estuaire. La silhouette d’un poney se découpait dans la brume, broutant la rive herbeuse. Une moto tout-terrain montait et descendait la digue, ayant manifestement trouvé une façon de contourner les barrières préventives.

Le bruit, le mouvement et l’humain semblaient incongrus en cette matinée vide. J’ai regardé un bateau glisser sur le fleuve, se dirigeant vers la mer, de la fumée s’échappant de sa cheminée. « Vous allez où ? » j’ai appelé. Dans quel port étranger allez-vous atterrir ? Qu’y verrez-vous ? Quelles odeurs y sentirez-vous ? Dans quel café est-ce que l’équipage ira boire une bière et fumer une cigarette pour se dégourdir les jambes ? J’avais l’habitude de me rendre dans ces ports lointains. Je me suis demandé si je n’étais pas en train de rater quelque chose. J’ai continué à marcher, faisant un tour approximatif de mon carré de carte, me dirigeant vers son troisième coin.

L’un des éléments marqués sur la carte était un minuscule monticule qui avait eu droit à sa propre courbe de niveau, s’élevant à une hauteur de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Il s’avéra n’être rien de plus qu’une ride herbeuse sur le contreplat du marais. Mais j’avais appris qu’il s’agissait d’un ancien tertre, un site funéraire de l’âge de bronze, construit sur un cercueil fait de pierres qui avait autrefois contenu un squelette accroupi et un collier de perles fabriquées à partir d’éponges de mer fossilisées. L’histoire ancienne rendue visible ajoutait une touche d’émerveillement au monticule inoffensif et son abreuvoir métallique à bétail vide.

Depuis mon point de vue en haut de la « colline », je regardais un champ de vaches noires et un autre de moutons blancs. Les champs étaient séparés par des fossés de drainage. Le bétail était le seul indice que ce marais asséché était autre chose qu’un terrain oublié : un entre-deux, abandonné. Les animaux jouaient un rôle important de maintenance du lieu et l’empêchaient de se faire recouvrir par la broussaille.

Deux corbeaux plongèrent au-dessus de nous, s’appelant en faisant des pirouettes et des roulis dans le ciel gris et froid. Se faisaient-ils la cour ? Se battaient-ils ? Ou bien étaient-ils en train de jouer ? Je pouvais les entendre descendre en piqué. J’entendis aussi le claquement des ailes d’un couple de cygnes blancs qui passait au-dessus de moi, puis l’envol à contrecœur d’un héron grincheux que j’avais dérangé dans sa chasse à la grenouille dans un fossé couvert d’algue vertes fluo.

J’avais faim maintenant, content d’avoir empoché cette pomme un peu plus tôt. Elle était énorme, rouge et parsemée de jaune. Un rayon de lumière citronnée brûlait la brume matinale. Le craquement de la pomme résonna fort dans ce silence. J’aperçus le vol reconnaissable d’un pic et prêtai l’oreille à son cri rieur caractéristique. Moins facile à identifier, une belette ou une fouine traversa mon chemin à la hâte et disparu dans les hautes herbes.

Et enfin, je terminai là où j’avais démarré, mon tour du carré était complet. Je terminai ma pomme sucrée et jeta le trognon dans la haie. Je ramenai à la maison une voiture cabossée, une série de photos et des pages de notes.

J’avais sélectionné l’endroit le plus vide comme point de départ d’un voyage à travers la carte d’une région que j’avais souvent considérée comme ennuyeuse. Trois cent quatre-vingt dix-neuf cases de la grille m’attendaient : abondance et possibilités.


C’était un bon début.


Cet essai est adapté du récent livre de l’auteur, « Local : A Search For Nearby Nature And Wildness » et traduit en janvier 2025 par mes soins.

Photo de couverture par moi-même lors d’une de mes ballades sur des sentiers peu explorés à 2km de chez moi.

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